S'il est un talent indéniable à reconnaître au pianiste Jobic le Masson, c'est celui de compositeur. Il est de ceux, rares, capables de donner à entendre un nouveau thème qui parvient à s'inscrire d'emblée et durablement dans nos mémoires par son évidence, par sa séduction, par ses échos multiples avec la formidable aventure du jazz. Le nom de l'album, "Song", par ailleurs titre de l'une des pièces, en dit bien l'ambition. La vidéo promotionnelle, "Cervione", première pièce de l'album, en est une illustration emblématique.
Mais près de la moitié des titres de cet album sont dûs aux autres musiciens de son trio : Peter Giron, le bassiste et John Betsch, le batteur, ainsi qu'à l'invité de marque, Steve Potts, qu'il est lassant de présenter comme principal compagnon de route de Steve Lacy, tant son talent propre suffit.
Aussi, pour éviter tout a priori, je suggère une écoute sans lecture de la pochette, sans chercher à savoir de qui est telle pièce. Mais quand on écoute "Backache" (mal de dos), obsédant au possible, à la pulsation affolante, on reconnaît la pièce jouée avec le trio d'Aldridge Hansberry, "In the Moment" (vidéo). Jobic, bien sûr. Impossible d'oublier, vous dis-je.
Le trio ? Il fonctionne depuis plusieurs années, ce qui lui permet une mise en place impeccable. Dans ce trio, la voix mélodique n'est pas le seul fait du piano, mais très souvent aussi celle de la basse, quand ce n'est pas la batterie qui s'en mêle. Le piano souligne alors le discours des autres par de légères touches, quand il ne rappelle pas que c'est aussi un instrument de percussion. Inutile de préciser que dans ce registre, le jeu de John Betsch (lui aussi compagnon de Steve Lacy) ignore tout de la régularité, propulsant par moment le chaos au niveau d'un sacerdoce.
Un trio de solistes, qui respire la joie de jouer, qui fait vibrer, marquer le tempo par tout notre corps.
Et Steve Potts ! Je garde le souvenir ébloui de quelques concerts aux Sept Lézards, lorsqu'il était accompagné de quelques uns des plus solides talents de la scène française du jazz : Sophia Domancich, Simon Gouber, Stephane Kerecki ...
Mais Steve Potts vaut par son présent.
Le sentiment qu'il est plus libre que jamais. Un véritable chant, sans entrave, tourmenté parfois, volubile et inventif toujours.
Prenez "Tangle". Une marche sardonique. Un contrechant acidulé au piano. Un Potts parfaitement à l'aise, superbement chantant, virevoltant. Solo de basse. Solo de piano, économie de notes, pulsation irrésistible . Un John Betsch en très grande forme. Un thème qu'on ne risque pas d'oublier.
Après les impertinences de "Tangle", les rondeurs de "C". Très beau solo de basse, envolées au soprano puis dialogues multiples où chacun complète la phrase de l'autre, où tout semble écrit tant ces interventions s'enchevêtrent. Belle science du quartette !
Dans "Waldron Well", Steve Potts nous offre un chant qu'on se lasse pas de suivre, dans ses circonvolutions, ses accents coltraniens par moments, ses tourments, accompagné d'une ligne de basse en forme de socle proteiforme. Des ponctuations au piano avant que de prendre le relai. Ces couleurs chatoyantes du jazz qu'on aurait pu croire disparues, une main droite et une main gauche qui se répondent . Une forme de plateau, répétitif , pour laisser place au retour du thème .
"Double Dutch Treat" est un thème simple, à la pulsation insistante, irrésistible . Une très belle envolée d'un Steve Potts décidément en grande forme. Un accompagnement du trio infernal pour un Steve Potts qui côtoie les sommets. Solo de basse, très chantant. Retour du trio, d'abord par petites touches, puis d'une manière affirmée . Un superbe déferlante de John Betsch avant le retour du thème .
Un vrai bonheur musical que cet album
Et pour finir, la vidéo du 1er titre, "Cervione"