Alan Silva #5 : Petit récit post-moderne inspiré par New Africa de Grachan Moncur III; par Frédéric Maintenant
Alan Silva, 50 ans après, toujours la musique de mai 1968
Grachan Moncur III et Alan, non je ne savais pas, en fait y a plein de choses sur Alan que je ne sais pas. D'ailleurs c'est curieux parce que je n'avais jamais entendu parler d'Alan avant de le rencontrer. C'est vraiment bizarre, je me demande comment cela a pu être possible, un vrai miracle, parce que la contrebasse c'est un de mes instruments préférés, je connais la musique de Johnny Dyani par exemple. Là quand Aldridge (Hansberry) m'a dit qu'elle l'avait connu, jouait avec, j'étais super impressionné, mais Alan, non, c'est quand même dingue, parce que j'adore Alan, c'est une de mes personnes préférées, je pourrais passer des heures avec lui au téléphone à parler de tout, et puis c'est un super photographe, j'adore la photo qu'il a fait de moi au Bab-ilo, je m'étais à moitié endormi en écoutant sa musique, c'était bizarre, il n'y avait personne, et c'est un des meilleurs concerts que j'ai entendu, comme la première fois Miles en 1984, allongé en haut des arènes de Nîmes à regarder les étoiles, à rêver. C'est ça la musique, ça doit être un rêve, ça doit vous transporter ailleurs, et Alan est un magicien pour ça.
On n'a joué qu'une fois ensemble je crois, Alan était à la contrebasse et dirigeait, c'était chez Noah Rosen, à l'époque où il avait ce superbe studio (Z'AvantGarde) à côté de la fondation Dubuffet. Noah m'avait dit de passer, il attendait Alan, on a discuté longtemps, c'était sympa, puis Alan est arrivé, il y a avait aussi Aldridge Hansberry et Rasul Siddik je crois, et puis tout une équipe de cinéastes a débarqué avec un musicien tchèque qui avait joué avec Alan dans les années 70 à Paris. C'était pour un film ; je me demande ce qu'il est devenu, je n'en ai plus jamais entendu parler. En tout cas c'était très sympa, Alan avait récupéré une contrebasse un peu petite si je me souviens, mais c'était la première fois que je l'entendais jouer en live avec une contrebasse. Il n'a pas fait grand chose mais il y avait une profondeur superbe malgré l'instrument; et puis il a aussi dirigé, c'était très agréable, ça faisait sens, c'était pas du tout frustrant, car parfois quand quelqu'un te dit quoi faire c'est un peu énervant, là pas du tout.
J'ai pensé après au film de Gérard Patris et Luc Ferrari sous la houlette de Pierre Schaeffer dans la série Les Grandes Répétitions, celui sur Cecil Taylor, on y voit Alan vraiment bien, il y a de très beaux plans sur lui, et son jeu est très fort, Cecil Taylor semble heureux de l'avoir avec lui. En fait Cecil Taylor pour moi c'est un vrai héro. Y a des gosses qui ont le buste de Chopin ou de Beethoven, moi c'est celui de Cecil Taylor que j'aurais voulu avoir, c'est vraiment mon pianiste préféré, celui qui m'a le plus inspiré. Bon c'est vrai que Keith Jarrett quand j'étais gosse c'était important, mais Cecil Taylor c'était plus personnel, mes amis ne comprenaient pas. Ça me rappelle quand j'avais ramené un disque de l'Alban Berg quartet jouant du Webern, mon colloque d'alors, en 1984 à Montpellier, c'était Jo Langley d'ailleurs, était complètement affolé par la musique... j'ai compris plus tard que c'était celle qui avait été utilisée dans l'Exorciste, excellent bande son d'ailleurs. Le film, à part le début, est complètement nul. Oui, au début ça se passe à Hatra, donc c'est d'actualité avec la fin de l'état islamique... mais bon, pour revenir à Alan et le film sur Cecil Taylor. Au début, Cecil Taylor parle d'une musique qui se passe de l'autre côté des rails. C'est une image et une réalité, et moi c'était la mienne à Nîmes, je vivais de l'autre côté des rails étant gamin, je pouvais les voir de ma fenêtre.
Bon, mais Grachan Moncur dans tout ça, alors pour moi, ce fut une révélation dans les années 90 en découvrant les disques qu'il a faits avec Wayne Shorter. Par contre, je ne l'ai jamais vu, il reste donc un peu mythique pour moi. Oui ce mot de mythique peut chagriner mais je le reprends dans le sens de Sun Ra. Je me permets un insert ici en citant mon chapitre Third stream versus free jazz situé entre les pages 233 et 248 de l'excellent livre Penser l'improvisation, sous la direction de Mondher Ayari, paru en 2015 chez Delatour . Mondher est un type formidable qui, semble-t-il, est un des pionniers dans une forme moderne de musicologie qui prend en compte d'autres façons de jouer, composer, penser la musique sans être ni ethnomusicologie ou autre, mais en intégrant des données liées à la psycho-acoustique, Steve McAdams faisait parti de son jury d'HDR (habilité à diriger des recherches) l'année dernière.
Donc, voilà pages 242 et 243 ce que l'on peut lire:
" Parfois, il me semble en parlant d'improvisation, de composition que je raconte une réalité qui n'existe pas, que je crée un mythe, pourtant il me semble comme l'exprime si bien Yves Citton que notre société se complait dans une forme de médiacratie devenue médiocratie. De toute façon, je raconte ma façon de voir l'histoire de la création musicale, une forme de storytelling pourtant informée essayant de se rapprocher au plus prêt des contextes historiques et sociaux qui ont forgé ce que je crois être notre pensée musicale. Par exemple Sun Ra a eu pour moi, comme peut-être Duke Ellington pour Hugues Dufourt, une façon de m'ouvrir à une autre conception du musical, pour Dufourt «Duke Ellington... est un continuateur de Debussy » (Bernager 2001), pour moi Sun Ra prolonge Varèse au côté de Stockhausen, et comme Alice Coltrane, il se situe quelque part entre le Jazz main stream et la Musique Contemporaine, ce que l'on pourrait appelé une sorte de Third Stream ou de Free Jazz. Ainsi Yves Citton (Citton 2010) nous explique que : 1. Contre le discours de la Croissance-Reine qui s'autorise d'une connaissance objective (scientifique) de la réalité, et qui condamne ses rivaux « de gauche » au nom du réalisme économique, le quidam virtuel, à travers ses gesticulations de fictionnalité, offre en fait le modèle d'un réalisme bien supérieur, puisqu'il reconnaît explicitement son statut (réel) de mythe, là où le mythe de la Croissance prétend (fictivement) refléter la réalité telle qu'elle est. (p.185) 2. Sun Ra définissait la mythocratie comme « un monde magique qui fait advenir les choses à l'être ». (p.185) 3. L'un des morceaux que Sun Ra faisait chanter à son Arkestra commençait par les questions suivantes: « Si vous n'êtes pas un mythe, de qui êtes-vous la réalité? Si vous n'êtes pas une réalité, de qui êtes-vous le mythe? ». Alors que le mythe de la Croissance-Reine se nourrit des illusions de l'Individu-Roi, celui du quidam virtuel sait que nos réalités et nos mythes ne sont jamais simplement les nôtres, mais relèvent toujours d'une multiplicité entrecroisée d'autres quidams. (p.188)
Alan Silva est un contrebassiste reconverti récemment au synthétiseur, il a été dans les groupes de Sun Ra ou de Cecil Taylor (Patris et Ferrari 1968), mais il a aussi pris part avec son ensemble à plusieurs expériences à l'Ircam avec Pierre Boulez. "
Donc oui, dans ce contexte, pour moi, Grachan Moncur est un mythe fondamental de la musique des 50 ans dernières années. Il fait parti, tout comme Alan, de ces créateurs, compositeurs de sons que l'on devrait enseigner dans tout bon conservatoire qui mérite l'adjonction de "de musique".
Quand j'ai découvert notamment Nomadic dans Some Stuff, j'étais vraiment bouleversé parce qu'à mon sens, il s'agit là d'une composition dans la plus pure tradition de la musique contemporaine, ce mot "pure" étant bien entendu détestable, mais on aura compris de quoi il s'agit. Car si l'Ircam s'est un peu rattrapé en insérant par exemple Anthony Braxton dans la liste des compositeurs, la page est vide (http://brahms.ircam.fr/anthony-braxton), je n'en dirais pas plus. Enfin si, que pour moi en tant que compositeur, je sépare ce que j'écris de ce que je joue. Je ne joue jamais ce que j'écris, c'est pour d'autres musiciens, je m'éloigne complètement du jazz, mais je ne l'oublie pas. En fait, j'ai voulu me mettre à la composition aussi en entendant des pièces comme Nomadic. Alors avec Lan quartet (Aldridge Hansberry, Itaru Oki, Jean Bordé, parfois Claude Parle) sans partition, je retrouve beaucoup d'éléments de ma pensée musicale. Oui là quelque part, il y a un mélange des univers d'Alan Silva et de Grachan Moncur.
Nomadic est une pièce composée en 1964 qui a une sorte de thématique abstraite au début et à la fin consistant en des bouts de gammes chromatiques descendantes entremêlées jouées au trombone et au saxophone ténor (Wayne Shorter) après une ouverture qui fait beaucoup penser à du Varèse, la batterie de Tony Williams étant prolongée par Herbie Hancock au piano et Cecil McBee à la batterie.
L'essentiel de la pièce est un un solo de batterie, mais en fait il s'agit d'une écriture pour percussion due à Grachan Moncur qui définit clairement les paramètres musicaux que doit utiliser Tony Williams.
Bref une façon de penser la musique que l'on retrouve bien évidement chez Alan Silva, et que Boulez a mis en oeuvre dans Rituel pour Maderna, une de ses oeuvres les plus touchantes, et que bien sûr Stockhausen s'est approprié... là je ne résiste pas à mettre un autre extrait de Third stream versus free jazz (pp. 243-244):
Michel Rigoni (Rigoni 1998) nous apprend que
1. Karlheinz Stockhausen dans un texte pour un programme de Hymnen écrit: « Vain d'avoir été ... cinq autres années et chaque nuit, pianiste de cabaret pour trafiquants de marché noir et soldats d'occupation? » (p.26)
2. En 1946, " Il joue du piano et, la nuit, il fait du jazz avec un percussionniste dans un bar patronné par les occupants. " (p.27) 3. A la fin de l'été 1950, il fait la connaissance d'un prestidigitateur nommé Adrion qui recherche un pianiste susceptible d'improviser pour son "art de chambre magique". (p.35) 4. Une des premières critiques faites sur sa musique se lisait ainsi:
« un pianiste doué d'une intuition extraordinaire, dont le jeu imaginatif contribuait grandement à créer la bonne atmosphère et ainsi à forger un lien entre le public et l'artiste. » (p.35)
Donc la rencontre d'Alan avec Grachan Moncur parait une évidence bien que les deux venaient d'univers légèrement différents à la base, Grachan Moncur gravitant plutôt autour de celui de Miles Davis opposé au free jazz, alors qu'Alan venait de celui du free jazz avec notamment Albert Ayler, peut-être Coltrane aura-t-il été au coeur de cette rencontre. Toujours est-il qu'il faut rappeler que Donald Byrd était la première référence réelle d'Alan et son professeur de musique pendant 5 ans. En tout cas, il est fort intéressant d'écouter mis bout à bout les deux enregistrements Luna Surface et New Africa. Ils rendent, à mon sens, tous les deux hommage à l'univers de Coltrane, j'aurais un clair faible pour Luna Surface dont la maîtrise du matériau énergétique fait clairement penser aux enregistrements de Coltrane au Japon en 1966, alors que New Africa est plus traditionnel, plus proche de la période précédente. Mais le fait que les deux soient enregistrés au même moment durant l'été 1969 marque l'ouverture d'esprit des deux musiciens, depuis Xenakis au Jazz modal .
Ici, je voudrais finir sur une anecdote qui n'a rien à voir avec tout ça, mais avant et ce n'est pas indépendant, rappelons qu'Alan Silva est aussi un artiste visuel, proche également du mouvement fluxus.
Un des musiciens de Luna Surface est Bernard Vitet connu pour être membre de "Un drame Instantanée" avec l'indispensable passeur de sons qu'est Jean-Jacques Birgé, que je cite bien sûr dans Thirdstream versus free jazz pour avoir rendu public les enregistrements de Varèse avec Mingus.
En voyant le nom de Vitet, tout un autre monde s'est ouvert à mon imaginaire.
Pour moi, un des films qui représente le mieux les années 60-70 est "Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000" de Alain Tanner que j'ai redécouvert en préparant un colloque pour le tricentenaire de la naissance de Rousseau en 2012 avec Philippe Meirieu et Frédéric de Buzon.
Par la suite, je me suis plongé dans le cinéma de Tanner dont l'univers me semble si proche. Une des actrices préférées de Tanner est Myriam Mézières, or les hasards d'internet font que j'apprends que son premier film en tant qu'actrice, "La femme bourreau" de Jean-Denis Bonan, va sortir enfin en salle 45 ans après, nous étions le 11 mars 2015. Le film est tourné durant les évènement de 1968 mais y fait très peu référence, on y voit tout de même de vrais cars de police, ce qui est une des raisons de la censure qu'il a subit.
La musique était remarquable, un peu free, mais différente, c'était celle de Bernard Vitet, qui donc un an après allait devenir un collaborateur d'Alan Silva et Grachan Moncur.
Quelques références :
. Inside out in the open : http://www.dailymotion.com/video/x5hq00j
. Les grandes répétitions, Cecil Taylor : https://www.ina.fr/video/CPF86622747/cecil-taylor-a-paris-video.html
. Interview de Alan Silva par Dan Warburton:
http://www.paristransatlantic.com/magazine/interviews/silva.html
. Sur Luna Surface : http://www.jazzmusicarchives.com/review/luna-surface-with-celestial-communication-orchestra/246904 --> https://www.youtube.com/watch?v=F4y054tSEjA
Enfin, New Africa, avec Roscoe Mitchell, Dave Burrel, Alan Silva, Andrew Cyrille et, sur l'une des pièces, Archie Shepp
Frédéric Maintenant
---
Notre série en hommage à Alan Silva
Alan Silva série #0 : photo Jazz Magazine
Alan Silva série #1 : avec Marshall Allen et William Parker
Alan Silva série # 2 : Celestrial Communication Orchestra par Guillaume Belhomme
Alan Silva Série # 3 : In the Tradition par Joël Pagier
Alan Silva série #4 : avec Abdelhaï Bennani (ts) et William Parker (b) par Jean-Michel Van Schouwburg
Alan Silva #5 : Petit récit post-moderne inspiré par New Africa de Grachan Moncur III; par Frédéric Maintenant
---
Retrouvez toutes les chroniques "Jazz sur le Web".