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Jazz à Paris
2 novembre 2021

Ivo Perelman « Brass and Ivory Tales » (Fundacja Sluchaj)

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Ivo Perelman décourage toute velléité d’être à jour de tous ses enregistrements. Il y en a plus de cent (pas sûr qu’il sache exactement combien, mais quand on aime, on ne compte pas).

Il nous propose là une salve de 9 CDs en duo enregistrés au cours de 7 années. Malgré ses plus de 40 albums avec Matthew Shipp, il choisi encore le piano, et à une exception près, avec des artistes avec lesquels il n’a pas encore enregistré (joué ?). La règle veut qu’il n’y ait ni thème ni motif initial convenu, ni cadrage préalable, mais l’improvisation pure. À chacun de se préparer à sa manière pour cette exploration peu banale.

Le livret nous apprend qu’il avait toutefois déjà croisé la route de Marylin Crispell, prétexte retenu pour aborder ce coffret par cet enregistrement : je dois aussi avouer que c’est celui qui m’a le plus impressionné. Et pourtant elle « triche ». On la voit sur la pochette annoter une partition, la mine gourmande. Elle aborde le « Chapter 1 » avec une errance mélodieuse, délicate, qu’on aimerait voir explorer longuement : elle s’en écarte pourtant, en en gardant les couleurs, l’atmosphère éthérée. Ivo Perelman est comme happé. Il s’installe, fait épanouir son chant… La suite, vous l’imaginez, avec un lyrisme qui fait penser à l’épopée d’un Trane, mais avec son phrasé, ses accents propres. Un très grand moment. « Chapter 2 » explore d’autres voies, plus heurtées, plus dansantes, avec un entremêlement serré des rafales, des discours, dans des pas de deux qu’ils ont un plaisir manifeste à retrouver tout au long de cet album. À l’étonnante plasticité des séquences d’Ivo Perelman répond celle tout aussi étendue de Marylin Crispell. On imagine aisément la pianiste, en quelques touches précises, défricher, ouvrir de larges d’espaces où le saxophoniste peut s’ébrouer à l’aise et réinventer continûment son discours, ses couleurs, ses timbres, ses rythmes … durant les neuf « Chapters » de ce CD décidément addictif.

Des accords dissonants placés là pour faire éclore quelques saveurs rares, voici comment Sylvie Courvoisier débute son duo. Ivo Perelman y répond avec des timbres suaves, un discours langoureux, des notes qui glissent hors des gammes. Sur Chapter 2, c’est lui qui prend le trait, d’une manière incisive, Sylvie Courvoisier y répondant par des accords abrupts, des lignes éperdues, des notes bondissantes, des esquisses de danses. Plus loin, la pianiste va chercher des sonorités a priori impossibles à reproduire sur un sax, comme des grattements de cordes, des rafales de micro percussions  … Naturellement, Perelman s’amuse à relever le défi, quitte à en prendre le contrepied, l’encourage même à pousser le jeu plus loin. L’inventivité du toucher de Courvoisier sur diverses parties du piano semble aspirer inexorablement le sax vers des timbres, des phrases qui éblouissent. Dieu, ce qu’ils s’amusent ! Épatant !

Avec Vijay Iyer, ce sont de nouveaux paysages encore qui s’ouvrent devant nous. Pas ou peu de segments mélodiques au piano mais des guirlandes de cahots percussifs, sombres. Pas répétitives mais tourmentées, en réponse à des phrases courtes, hachées au saxophone, qui gagnent progressivement en véhémence. L’urgence s’installe alors au sein des fulgurances suraigües et des martèlements du clavier. Lors d’une accalmie relative, le sax murmure, balbutie, avant de reprendre ses circonvolutions étourdissantes. Le Chapter One est à cet égard une succession de purs moments d’hypnose, avec quelques fragrances suaves, des glissements de notes, des grondements rugueux pour évoquer Coltrane, par exemple. Dans la pièce suivante, c’est le lyrisme de grands standards bien antérieurs qui resurgit, avec des glissements hors cadre et d’amples vibratos : c’est qu’Ivo Perelman est fidèle à cette grande tradition, la parcourant toute, même lorsqu’il la chamboule. Le pianiste propose au milieu de la 3ème piste une approche purement percussive, rythmique, de faible ampleur chromatique avant d’y juxtaposer quelques clochettes, puis des lignes nostalgiques répétées, laissant se déployer l’âpreté du chant du sax. Un must ! Dans la dernière pièce, c’est l’explosion d’éclats, d’interjections, de lignes acides, une construction quasi cubiste … dont la fin abrupte nous laisse comme privé d’air.

Il y a dans ce duo, une résonance des sensibilités, des discours, et finalement une forme de combustion croisée. Le discours du sax surprend toujours en dépit de ce qu’on sait déjà de ses phrases hors norme. Le jeu de Vijay Iyer est, quant à lui,  d’une plasticité remarquable.

J’ai bien conscience qu’il faudrait de la sorte raconter chacune de ces rencontres. Avec les danses étranges de Dave Burrell, avec les ruissellements de Craig Taborn, ses notes aiguës qui tintinnabulent et qui conduisent le sax vers les grandes aventures passées. C’est qu’Ivo Perelman conçoit ses chants radicalement neufs tout en rappelant les héritages dont il est fait.

Je vous suggère d’examiner chaque duo en oubliant l’ensemble, ce coffret, cette aventure humaine sur la durée. Chacun d’eux mérite qu’on lui consacre une attention entière, qu’on n’écoute pas d’autre musique de la journée. Ivo Perelman crée des formes diverses d’attraction, de lignes de force qui le rapprochent de ses amis pianistes, qui leur fait parcourir des espaces parfois éloignés de leurs zones d’expression. C’est aussi une manière de rappeler la malléabilité d’un jazz qui l’irrigue. Ses amis se prêtent volontiers à ces osmoses, inventent, et catalysent des discours résolument neufs au sax. Une sorte de tectonique des plaques qui fait surgir de nouvelles terres avec le compagnonnage d’Aaron Park, d’Aruan Ortiz, d’Angelica Sanchez, d’Agustì Fernández, et des autres.

C’est justement un extrait du duo avec cet artiste espagnol que je vous propose d’écouter, Chapter 3 

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