Kami Fusen : Itaru Oki, Choi Sun Bae, Nobuyoshi Ino (NoBusiness Records NBCD100)
Cet album ne fait pas partie de la sélection des albums des premiers temps du Free au Japon 1960-80* et pour cause, il a été enregistré le 2 janvier 1996 au café Amores , repère de Takeo Suetomi qui a produit ledit album. Il s’agit donc là d’une nouvelle et fructueuse collaboration avec NoBusiness.
La configuration du groupe est originale avec une contrebasse (Nobuyoshi Ino) et deux trompettes : Choi Sun Bae et Itaru Oki. On pourra distinguer ces derniers d’une part, parce que notre Itaru est le seul à jouer des flûtes de bambou qu’il affectionne, et d’autre part, en raison du type de musique joué. Oki a, en effet, choisi de se faire accompagner par des musiciens mélodistes, mais pas conformistes, se gardant le rôle du trublion, de l’iconoclaste qui lui convient très bien.
Cet album nous propose ainsi des phases où émergent de vraies splendeurs n’ayant rien à envier aux belles heures du hard bop, et des fulgurances stupéfiantes du free, voire des musiques improvisées.
Ainsi « Pon Pon Tea » s’ouvre sur une contrebasse puissante, puis exposition du thème et très vite, la musique s’emballe. Une embardée d’itaru Oki entraîne son compagnon à sortir des canons du jazz. Et nos trois musiciens vont ainsi passer de phases balisées à de pures fulgurances. Un très beau et long solo de basse invite les deux trompettes à venir enfin entrelacer leur chants de métal. Puis de nouveau la basse seule. Nouvelles ponctuations des trompettes, ronflements et stridences d’un côté, jazz-canto de l’autre. Puis, comme invité surprise, Mack the Knife On le voit ici, comme sur le reste de l’album, la contrebasse joue un rôle majeur, habituée aux défis musicaux.
« Yawning Baku » fait penser à un changement de registre. Un archet insistant, des grondements de trompette et un pur chant d’éveil de la nature aux flûtes. L’archet encore convoque nos souvenirs de lentes ballades celtiques avant d’explorer plus avant les tréfonds des graves. Un thème comme refusant de s’exposer, tout d’évitement puis quatre notes répétitives à la basse, qu’on croit reconnaître, qu’on devrait situer à l’âge d’or du bop, permet enfin au thème de sortir des limbes, de scintiller. Mais c’est bien meilleur si c’est situé dans l’entre deux avec le free, et c’est naturellement Oki, le grand iconoclaste, qui s’en charge. Choi Sun Bae nous gratifie d’un « in the tradition » et quand Oki prend le relai, on est totalement saisi. On mesure l’ampleur de son talent qui se déploie sur un tapis de basse imperturbable. Retour du leitmotiv de la basse annonçant celui du thème.
Dans l’ouverture de « Ikuru », en revanche, on est pleinement dans l’impro mâtinée d’échos ancestraux du Japon (à la flûte). Une cavalcade au long cours à la basse, puis une stase à l’archet ouvre le retour d’une mélodie solaire aux trompettes. Les trois discours s’entremêlent, malgré de sauvages griffures, des fulgurances, des intimidations à babines retroussées, menaçantes, sifflantes de qui vous savez.
« Kami-Fusen » commence par un ostinato à l’archet, qui rappelle l´occident, et un thème qui pourrait être l’hymne d’un pays imaginaire, langoureux, lyrique, inspiré. À mi parcours, un leitmotiv à la basse fait advenir des couleurs de jazz en particulier par Choi Sun Bae, et des virevoltes cinglantes, surexcitées d’Itaru Oki, avant le retour de l’hymne.
En exemple de cette musique, le 2e thème, « Yawning Baku », disponible sur Bandcamp :
Au Japon, les artistes n’hésitent pas à dire ce qu’ils doivent à l’occident. Ici, c’est la reprise d’un hommage à Clifford Brown : « I Remember Clifford ». Lyrisme tout en retenue, émouvant, en un pur solo, pour dire avec modestie toute l’admiration due à un illustre prédécesseur. Ce thème, écrit par Benny Gilson, en a inspiré plus d’un, dont Dizzy, Lee Morgan, Roy Hargrove, et même un saxophoniste, Stan Getz. On dispose d’une vidéo, de Takeo Suetomi, bien évidemment, qui crédite le solo à Itaru Oki.**
Suite de ce salut affectueux au jazz et à son histoire, le dernier thème « Old Folks/Tea for Two ». Plus tout à fait un solo, la basse ayant choisi d’accompagner la trompette. Ici, plus de fulgurances, de zébrures électriques, mais une forme de recueillement, un devoir de mémoire ... à la mode free, en cassant le rythme, en retardant ou déformant l’exposition du thème, tout en le laissant reconnaissable.
Cet enregistrement nous donne une fois de plus l’occasion de mesurer l’étendue des talents d’Itaru Oki et des deux compagnons qu’il a choisis. Un album festif et saisissant, qui éblouit par ses fulgurances, qui séduit et qui émeut.
Il est disponible aussi sous format numérique sur Bandcamp ici :
http://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/kami-fusen
Au fait, Kami-Fusen est le nom des ballons en papier, qui s’envolent mais sont tenus en laisse. À chacun d'interpréter s'il le souhaite.
* Sélection parue sur jazzaparis : Free Music 1960-80 Disk Guide (via Pierre Crépon) - Jazz à Paris.
** Qui à la trompette ? Les images de la vidéo manquant de netteté, on ne peut que croire Takeo Suetomi lorsqu’il le crédite à Itaru Oki. Mais sur Bandcamp où l’album est proposé, le solo est attribué à Choi Sun Bae. Enfin, All Music affirme doctement que ... c’est l’un ou l’autre.
J'ai pu voir d'autres vidéos où Itaru Oki rendait hommage à Clifford Brown, avec la même retenue. Cela semble être une forme de rituel, de dévotion.
À Itaru Oki de nous dire, s’il lit cet article.
À cette occasion, ce dernier pourrait confirmer ou non que les fulgurances à la trompette sont bien les siennes.
Enfin, en parcourant les vidéos de Takeo Suetomi, j'ai eu l'impression qu'il y avait d'autres enregistrements de ce trio, au même endroit, mais lors de soirées différentes. Peut-être un autre album de ce superbe trio ?
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