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Jazz à Paris
11 septembre 2019

Mort à Crédit : Kaoru Abe (par Guillaume Belhomme)

Mort à Credit CD cover recto-verso

La vie de Kaoru Abe (1949-1978) ne m’a pas été racontée – je ne l’ai ni lue (La valse sans fin, de Mayumi Inaba, qui paraît ces jours-ci en français chez Philippe Picquier) ni vue (Endless Waltz, de Kôji Wakamatsu). Si je crois pouvoir l’entendre, je ne lis pas le Japonais et ai donc dû attendre que Kato David Hopkins traduise en anglais Soejima Teruto (Free Jazz in Japan: A Personal History) pour en apprendre sur le saxophoniste autrement que par le biais de son langage : son premier concert donné à 19 ans, son approche d’Itaru Oki verre de saké en main, sa rencontre et ses conversations avec Masayuki Takayanagi, son accrochage avec Milford Graves, ses addictions (c’est un joli mot, « addiction », en plus d’être un processus), son rapport difficile au public, ses derniers échanges avec Sabu Toyozumi… Son amour des lettres, aussi – françaises, qui plus est. Ainsi, à l’écriture de Céline, écrivain qu’il prise vraisemblablement plus qu’aucun autre et qu’il a plusieurs fois cité, Kaoru Abe fait écho quand il confesse : « J’ai un fort sentiment de haine et plus je le ressens mieux je sonne ».
 
Mort à crédit renferme six nuances de ce « sentiment » : fait d’extraits de concerts donnés seul à l’alto et au sopranino les 16 et 18 octobre 1975, le disque – le second, c’est-à-dire le dernier, qu’Abe publiera de son vivant – commence par un passage de la lecture enregistrée par Michel Simon du Voyage au bout de la nuit : Ça a débuté comme ça. Voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés place Clichy un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme. – J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore. Si le livre n’est pas le bon, il suffit d’en comprimer l’extrait (c’est un processus, « addiction », en plus d’être un joli mot) pour commencer à évoquer le disque qui nous intéresse : Ça a débuté comme ça, et au pas de course encore.
 
C’est que Mort à crédit reste à écrire, c’est-à-dire : à improviser. Entendre Kaoru Abe n’est pas forcément le comprendre, mais plutôt le laisser aller et puis faire en essayant, au mieux, de le suivre : hors du commun, son langage peut d’abord rappeler aussi bien Ornette Coleman, Albert Ayler ou Eric Dolphy que George Gershwin ou Louis Armstrong : c’est « Alto Improvisation No. 1 », soit « What A Wonderful World » mis au jour par la purge entre de faux élans mystiques et de vrais morceaux de mélancolie. Abe s’écarte du micro et remplit tout l’espace ; il y revient pour faire œuvre de digression : abattre ce reste de mélodie qui menace encore, insister sur une note comme pour la pousser à la faute. Bel et bien engagé, le saxophoniste envisage sa deuxième improvisation à l’alto en tirailleur contemplatif, les courts motifs d’aigus ou les descentes de graves disputant aux couacs et aux cris une progression rampante mais non pas apaisée, quand, sur les troisième et quatrième, il soumet l’instrument aux tremblements voire aux convulsions, aux dérapages et aux rabattages, aux rabâchages et aux contorsions… Au sopranino, le musicien tresse d’autres motifs et même quelques mélodies : les entortillements de la première improvisation rivalisent alors de mystère avec les silences qui régénèrent la seconde, qu’Abe terminera sur un air de fête désolée, en seul et unique protagoniste d’un tortueux défilé. D’expressions lumineuses en comptines angoissées, en multipliant les propositions et en jouant de ses doutes, c’est pourtant là un seul et même langage, qui déconcerte et bouleverse. Si Abe en a égaré l’air, sa mélodie existe bel et bien : sourde, voilée, qui cherche non pas sa place mais sa chanson.
 
Malgré les efforts, Mort à crédit reste donc à définir, c’est-à-dire : à réécouter. Chose faite, et avant d’aller en entendre d’autres, des saxophonistes à l’introspection agissante (Mototeru Takagi, Masayoshi Urabe ou Harutaka Mochizuki qui disait hier au son du grisli avoir abandonné les synthétiseurs pour le saxophone après avoir entendu Abe sur CD), conclure cette nouvelle écoute par la lecture d’un morceau du roman éponyme – après tout, avant de l’inspirer, Céline n’a-t-il pas, comme pressé par le temps et sûrement amusé de l’anticiper, signé la plus juste chronique jamais écrite d’un enregistrement de Kaoru Abe ? et en le faisant parler encore : Ma grande rivale, c’est la musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde… Elle en finit pas d’agonir… Elle m’ahurit à coups de trombones… Je joue du triangle des semaines entières… Je ne crains personne au clairon. Je possède encore moi tout seul une volière complète de trois mille cinq cent vingt-sept petits oiseaux qui ne se calmeront jamais… C’est moi les orgues de l’univers… J’ai tout fourni, la bidoche, l’esprit et le souffle… Souvent j’ai l’air épuisé. Les idée trébuchent et se vautrent. Je suis pas commode avec elles. Je fabrique l’Opéra du déluge.
 
* http://grisli.canalblog.com/archives/2018/09/17/36711296.html
Ce sont là quatre improvisations. La première pièce, si ce n’est sur sa fin, est assez loin du free jazz de Kaoru Abe, mais on peut y entendre en effet cette variété de sons dont tu parles, une sorte d’ « expressionnisme blanc », avec autant de notes que de vents à passer, de grognements, de grincements…
grisli.canalblog.com
 
 
Guillaume Belhomme
pour Guy Sitruk
* Double album disponible sur Discog, autour de 50€, et sur JapanImprov autour de 29€. Dans les deux cas, prévoir les frais de transport.
En attendant, avec les limites du web, une version Full Album est disponible sur Youtube. Pour info, l'extrait lu initial est à d'assez piètre qualité. C'est là : https://youtu.be/KgbLzbAt8Ag


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