Kaitaiteki koukan (DIW 414) Kaoru Abe & "Jojo" Takayanagi (par Michel Henritzi)
Il est de ces disques pour faire des mythes, ancrés dans la légende du free, collector d'une recherche d'absolu, de ces disques qui appartiennent autant aux marchands cyniques qu'aux névrosés de cette grande histoire d'un art de l'éphémère. On est prêt à investir dans cette charge émotive, fantasme d'un objet disparu avec ses protagonistes : Masayuki « Jojo » Takayanagi (guitariste légendaire de la scène primitive du jazz nippon et du son noise) et Kaoru Abe (saxophoniste qu'on entendait comme un frère de Ayler). Enfin réédité ce disque tiré à l'origine à 100 exemplaires sur PSF, explose dans notre hi-fi de salon, annonçant autant Rudolph Grey que Stefan Jaworzyn, Arthur Doyle que Yoshinori Yanagawa. Préfigurant la noise japonaise qui devait advenir une dizaine d'année plus tard comme insoumission radicale aux codes de l'entertainment. Mais ce disque répondait aussi aux actions sonores terroristes – pour les gardiens du temple sacré de la tonalité – de Derek Bailey, d'Evan Parker, de Sonny Sharrock ou de Peter Brötzmann. La même charge explosive dans cette no-technic sidérante de Abe et Takayanagi. Toute l'histoire de la dissonance qui bascule dans ce trou noir, de Penderecki à Coleman, de grands blocs d'angoisses pures et de révoltes, l'entendement partant avec ce free incandescent. Disque sublime qui touche à la folie, à une ivresse d'absolu, sortir sa propre langue des années d'apprentissage et qu'elle sonne comme le tir d'une kalashnikov dans ce qui oppresse. Ca fait forcément mal. L'écoute n'est pas si habituée que ça à l'implosion des certitudes, au saccage des règles, elle lui préfère l'encasernement des musiques, leurs prompts renoncements à ce qui les lient au vivant. Disque noir comme toute l'encre déversée par les grands irréguliers du langage, de Trakl à Guyotat, de Burroughs à Dufrêne, reposant l'énigme. « Qu'est-ce en effet que cette surface colorée qui n'était pas là avant ? Je ne sais pas n'ayant jamais rien vu de pareil. Cela semble sans rapport avec l'art, en tout cas si mes souvenirs de l'art sont exacts. » in Samuel Beckett, Trois dialogues. Ed. De Minuit. Difficile d'arpenter toute l'étendue sidérale qu'a parcourue cette comète, d'en faire une cartographie précise, méticuleuse, ses mouvements ne nous mettent pas en garde, ne nous protège pas, mais nous happent dans ce trou noir aux étranges dissonances, galaxie psychédélique en flamme.
Michel HENRITZI
Chronique parue dans Revue & Corrigée #43, mars 2000
* Album publié initialement en 1970
* En vente sur Discog à 25€ (environ 31€ frais de port compris)
Disponible sur cdjapan (25€ + 23€ de frais de port)
Votre disquaire pourra probablement vous aider.
* En attendant d’obtenir cet album, deux liens YouTube
01 Untitled
https://youtu.be/QPzmegG7oTw
02 Untitled
https://youtu.be/phy-jcjSLi4
* Site de Michel Henritzi .
* Michel Henritzi est l’auteur de « Jazz au Japon » , l’un des articles de « Polyfree, la Jazzosphère et ailleurs (1970-2015)» rassemblés par Philippe Carles et Alexandre Pierrepont
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