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Jazz à Paris
17 septembre 2019

Mass Projection et Gradually Projection(DIW 424 et 425) : Kaoru Abe, Masayuki Takayanagi (par Michel Henritzi)

Kaoru Abe Mass Projection

 
Greil Marcus écrivait dans son « Histoire secrète du XXème siècle » que « La musique cherche à changer la vie ; la vie continue ; laissant la musique derrière elle, et c'est çà qui est intéressant ». Kaoru Abe est mort d'overdose (1948-79), Masayuki « Jojo » Takayanagi est mort d'un cancer du foie (1932 – 91) ; laissant derrière eux la vie inchangée, après avoir bouleversé la musique et les traditions d'un jazz importé dans l'immédiate après-guerre. La musique ne peut changer qu'elle même. Abe et Takayanagi auront implosé ses codes dans un acte de terreur sonique sublime, ce fut un moment de subversion et de défi lancé à l'industrie du disque et à son spectacle mortifère. Takayanagi prit une « new direction *» radicale à la fin des années 60, laissant les standards et les ritournelles du jazz derrière lui, dans les jazz kissa * nostalgiques de Tokyo, et des âmes solitaires pour pleurer avec elles. L'époque était à toute les formes de radicalité et d'expériences, à l'action directe, ils sont montés pour quelques rares concerts ensemble sur scène, comme on monte au front, y jouant leurs vies ; puisqu'ils refusèrent obstinément de séparer leur art et leur vie. Ils étaient restés dans une idée romantique de l'Art, peut-être leur a t-il manqué de partager le cynisme de ce temps marchand, pour faire commerce de leur art de la ritournelle jazz. Kaoru Abe (sax, clarinette basse, harmonica, shakuhachi *) était devenu une rock star dans les dernières années de sa vie, mythe alimenté par la presse qui relatait l'histoire tourmentée de son couple avec la romancière Izumi Suzuki et leurs excès, et puis il y avait sa classe, dans le jargon des mauvais garçon on aurait dit qu'il était un « prince », cette façon magnifique de se tenir dans sa musique, wild et debout. C'est par le critique Aquira Aida qu'ils ont été amené à jouer ensemble, plus que l'histoire d'une rencontre, l'histoire d'un embrasement. L'Histoire de la musique au Japon ne serait plus la même. Takayanagi apportera à l'expressionnisme violent et mélancolique de Abe, l'abstract sound de sa guitare, parfois jouée sur table – il a été un des tout premiers avec Keith Rowe a utiliser cette technique de renversement – jeu arraché du jazz, idiome déconstruit dans le bruit salutaire électrique, comme le tir d'une kalachnikov sur l'immobilisme d'une époque qui avait « échangé le risque de mourir de faim pour celui de mourir d'ennui », figure rhétorique d'une génération perdue.
L'équivalent américain c'était le « Black Woman » de Sonny Sharrock, le jazz soudainement tagué par le black power, infréquentable, terroriste, le boucan des bas-fonds, des classes dangereuses. Abe n'a peut-être finalement été qu'un jeune homme trop doué, croyant à la réalité de ses désirs, de changer la vie, sa vie, par et pour le son. Il a voulu rejouer l'engagement pour la couleur de Van Gogh, ou celui de l'irruption de l'argot dans la littérature de Céline * à la langue des académiciens. Ces deux disques racontent cette histoire. « Mass Projection » et « Gradually Projection » renvoient à deux concepts de Masayuki « Jojo » Takayanagi, deux tactiques soniques pour renverser le public et ses attentes.
9 juillet 1970 : une première déflagration. « Mass Projection » s'ouvre comme un seau de vicères répendues lors d'un seppuku. Explosion sonique se projetant dans toutes les directions, brûlant l'air, la guitare de « Jojo » Takayanagi dresse un mur de larsen comme l'Histoire n'en avait jamais vu (annonciateur du japanoise qui suivrait) que déchiquette hystériquement Kaoru Abe, lèvres fendues, notes lacérées, les poumons dehors, créant un appel d'air, ou simplement un appel à être entendu. Phrasés jazz défaits, cisaillés par les riffs chaotiques d'une guitare noise, noyés dans une saturation de décibels, drippings dansés à deux, non plus le jazz comme asphyxiante culture gagnée à la marchandise, mais cette culture jazz – bande-son des publicités de l'american way of life – asphyxiée dans le son, le bruit et la fureur. Une renaissance sans filins de protection.
« Gradually projection » commence par quelques notes obsessionnelles de sax raclées dans une humeur mélancolique, tombent des accords déconstruits au son métallique, des progressions lentes d'accords jazz, tristesse infinie, dérive dans un territoire non cartographié, outside jazz, presque immobile. Takayanagi s'approprie Wes Montgomery et Derek Bailey, ces techniques de dérives sur le manche, à l'écoute du seul son, cherchant à le placer hors de la ligne permise, de l'autre coté de la frontière entre l'admis et l'insoumission, à ce qui a déjà été joué. Notes voulues fausses à l'oreille, parce que le spectacle est un moment du faux, et qu'ici tout est vrai. Deux disques qui ouvrent sur l'inconnu.
* New Directions : 4tet de Masayuki « Jojo » Takayanagi
* Jazz Kissa : cafés propres au Japon où l'on joue des disques de jazz, lit des manga, des journaux, qui organisaient parfois des concerts.
* Shakuhachi : flûte droite datant du XVI siècle
* Trois albums de Abe ont pour titre des œuvres de Céline « Mort à Crédit », « Nord » (duo avec Motoharu Yoshizawa parus sur ALM records) et Féerie pour une autre fois ("Mata no hi no yume monogatari")
 
Michel Henritzi
Chroniques parues dans Revue & Corrigée #50, décembre 2001
  • Michel Henritzi est l’auteur de « Jazz au Japon » , l’un des articles de « Polyfree, la Jazzosphère et ailleurs (1970-2015)» rassemblés par Philippe Carles et Alexandre Pierrepont
  • Mass Projection (DIW 424) et Gradually Projection (DIW 425) sont disponibles sur Fnac.com et probablement aussi chez votre disquaire. Ce n’est en revanche pas le cas sur cdjapan et japanimprov, les sites de référence. Donc, faire vite.
  • En cas d’échec, une version YouTube, de moindre qualité sonore évidemment, est disponible : https://youtu.be/m4SeDipcQZw et https://youtu.be/

Kaoru Abe Gradually Projection

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